On ne va pas se mentir ; il y a des fois ou l'autre, on le déteste. C'est ce que se dit Anne, allongée dans le canapé de la chambre, sur le coup de 4h du matin, en écoutant Sylvie dormir paisiblement. Elle s'est fait chasser du lit, pas si grand que ça, dès le début de la nuit, par une Sylvie éreintée mais bondissante. Anne sait maintenant pourquoi l'hôtel n'a que deux étoiles ; la chambre, qui est en fait un petit appartement, a un lit "not friendly". Quand Anne repasse devant lui pour aller aux toilettes et qu'elle voit Sylvie en travers de celui-ci, elle a du mal à avoir "les yeux de l'amour". Et pour changer, elle a faim et se rappelle que le petit-déjeuner n'est qu'à 8h30 et qu'elle n'est pas chez elle et qu'il n'y a pas grand-chose pour tromper son ennui et que non, ce n'est pas toujours le rêve un week-end ailleurs... même au chaud et au soleil. Vivement lundi, son mauvais temps d'automne, son tricycle (eh oui, Anne se balade en tricycle ; un vrai carrosse), sa piscine, sa mère, sa belle-mère, ... ses chats, ... le bruit des travaux dans la rue qui bloquent tout de 7h30 à 16h30, ..., dormir...
Sylvie se réveille brusquement sur le coup des 6h du mat en clamant qu'elle a mal dormi, ce qui fait tressaillir Anne. Elle ne se sent pas mieux qu'hier au soir même si son dos qui était tout bloqué et qui lui faisait mal la laisse à présent tranquille. Elle adore conduire dans ces si beaux paysages mais ça fatigue. Elle a bien eu quelques sursauts de conscience nocturnes où brusquement elle réalise l'absence de Anne à ses côtés "t'es où !!!". Mais elle s'est à chaque fois rendormi sous le coup de l'apaisante réponse de celle-ci dont elle ne capte pas le sens tant elle est prompte à se rendormir... elle était si fatiguée ! N'empêche, elle a mal dormi.
Donc, Sylvie se réveille. Aujourd'hui va être une merveille ; la visite de la maison de Dali n'est prévue qu'à 10h. Puis Cadaquès les attend pour une petite promenade ; ces maisons blanches aperçues dans le creux du relief lui ont parues prometteuses. La moisson de photos va être belle ! Elle sourit de contentement. Même sa grognon de Anne, a qui elle a laissé le lit pendant quelques instants et qui se réveille laborieusement va apprécier cela. Elles vont revoir Dali ; c'est un quasi souvenir de jeunesse pour elle... une sorte de « Madeleine de Proust". Sylvie est contente de lui offrir cela. Oui, la journée va être épatante.
La maison de Dali et Gala est à 2 pas de l'hôtel en passant par "l'avenue" comme ils disent ici en parlant d'un petit passage de pierres plus ou moins plates, puis du port grand comme un kleenex. La chance est avec nous ce matin. Grâce à un désistement, nous gagnons dix minutes sur l'horaire d'origine obtenu sur réservation plusieurs mois à l'avance. Ça c'est de l'optimisme de considérer 10mn comme un gain quand les retards accumulés ces jours-ci se comptent en heures.
Quand nous entrons dans cette maison, nous découvrons tout un ensemble de petites pièces imbriquées les une aux autres réparties sur de nombreux niveaux. Ce plan anarchique s'appuie sur 7 maisons de pêcheurs acquises par Dali et dont-il a dessiné les plans de raccordement. Il a mis des petits escaliers partout, fait percé de nombreuses et grandes fenêtres. Elles inondent la maison de lumière. Pourtant, l'ensemble conserve une certaine fraîcheur. Les murs blancs, le mobilier hétéroclite de bois sombre, les innombrables bouquets d'immortels, les tapis de cordes, les nombreuses bibliothèques - même si les vrais livres sont à présent gardés ailleurs et qu'à la place des blocs de polystyrène habillés de papiers sans titres sur la tranche donne un air de carton pâte à l'ensemble -, la minuscule cage à grillon - même si l'idée de condamner un animal, si petit soit-il, à la captivité déplaît à Anne -, les objets inattendus chinés par-ci par-là, les créations disséminées, le miroir savamment orienté pour refléter le lever de soleil, ainsi visible du lit, ... tout nous séduit. Anne pense à ses maisons troglodytiques qu'elle creusait gamine dans le bac à sable ; c'est comme ça qu'elle les voyait ! Si si ! Et ce jardin d'olivier en espalier ! ...
Un peu plus tard, c'est avec le sourire que nous entrons dans Cadaquès. Nous tournons un peu à la recherche d'une place de stationnement dans les rues étroites et escarpées, ce qui nous fait l'économie de la balade à pied ; l'une comme l'autre apprécions la chose, même si c'est pour des raisons différentes. Il nous reste à sillonner les petites rues du bord de mer. On y mange (sans grand intérêt) puis on repart.
Arrivée à Figueres, promptement garée, nous entrons dans la fondation en compagnie de beaucoup d'autres touristes. Mais nous le savions. Là, nous y venons ensemble. Nous avons en commun d'y être venu voici plus de 30 ans. Nous ne nous connaissions pas alors (existe t-il réellement un temps où nous ne nous connaissions pas ?). Nous sommes cependant frappées du même constat ; nous ne nous souvenons de rien. Nos souvenirs respectifs ne matchent pas avec cette réalité ci ; surréaliste non ?
Des tas de trucs nous font penser à des tas d'autres artistes. Il nous semble que l'animal, à l'instar de Picasso, a pillé - diront les uns - c'est inspiré - diront les autres - des artistes de tous les temps. Nous voyons bien, aussi - mais on était prévenus - qu'il empile les symboles et que nous manquons cruellement de références pour les comprendre. Anne en est dépitée, Sylvie s'en fout.
Mais, bien que tout cela nous plaise, nous nous lassons. Nous sortons. Et repartons, car il nous reste 1h30 de route.
Nous traçons sur la "Autopista del Mediteraneo". Il y a du monde. Ça sent le retour de week-end. Arrivées à un péage, l'attention de Sylvie est accaparée par la voiture de devant qui traîne franchement à payer. Elle râle et conspue la maladresse du chauffeur. Anne l'invite à exercer son fair-play tout en lui signalant qu'elle a plus qu'à son tour ralentit la bonne marche des choses dans la même situation que lui. Piquée, Sylvie se prépare à faire mentir Anne. Quand son tour vient, elle tend promptement sa carte vers la machine et écrase violemment sa main sur la vitre qu'elle a oublié de descendre. Évidemment, Anne sursaute en éclatant de rire. Sylvie s'esclaffe également, consciente d'avoir loupé son coup.
Nous finissons la route, vidées mais contentes. En effet, c'est une bien meilleure journée que la veille.