Ce matin, au réveil, Anne se réjouit ; s’en est fini de ce lit de camp trop étroit pour elle qui lui rentre sa ferraille dans les omoplates. Après un petit déjeuner plongé dans l’atmosphère si particulière de la forêt tropicale au petit matin, nous nous activons chacun aux replis de nos affaires, aux démontages des tentes... Vite le campement disparaît et laisse les lieux certes un peu froissés, mais nous savons maintenant combien la vie galopante d’ici va rapidement effacer nos traces. Nous commençons à remonter la rivière Cuyabeno. Sylvie se dit que la probabilité pour nous de remettre les pieds ici, encore plus qu’ailleurs, est nul. Et c’est pas la bonne humeur de Anne qui la contredira tant il est manifeste qu’elle est contente de rentrer.
On sait bien que n’importe quelle route prise en sens inverse ne se ressemble pas. Mais ici, on pourrait nous faire passer quinze fois au même endroit toujours dans le même sens que nous aurions du mal à prendre des repères tant toute cette végétation nous semble un peu la même partout. Dans la monotonie qui s’installe, les évènements particuliers se font rare. Aussi la rencontre avec Thomas vient-elle à point nommé. C’est le chaman local. Il appartient au groupe ethnique des Cofans. Il passe la plupart de son temps à soigner et à traiter les habitants grâce à ses grandes connaissances des plantes médicinales.
Ce "médecin local" a cependant plus de cachet que le moindre généraliste de chez nous, même excentrique. Il lui faut du décorum, de la mise en scène. Il lui faut parler avec les esprits de la forêt, des ancêtres, y mettre les formes. et même si de nos jours il n’est plus l’autorité suprême, c’est avec tout le poids d'un savoir transmis de père en fils qu’il reste un pilier, une personnalité centrale de la communauté.
Quand nous entrons dans la pièce sombre où il officie par une porte basse qui nous oblige à nous plier en deux, cet homme assez jeune, pas très grand, en impose par sa tunique bleue, sa coiffe garnie de plumes et de pompons colorés en laine synthétique, ses multiples colliers, ses dessins sur le visage, son regard, … Bref, nous écoutons à peine les explications que le guide nous donne de tout cela. Nous nous asseyons sur le banc qu’il reste car d’autres touristes sont là pour le spectacle. Anne a l’immense honneur d’être choisie par le chaman pour sa petite démonstration d'initiation chamanique accélérée. Elle s’assit sur un petit tabouret, dos au chaman. Elle va enfin savoir ce qui ne va pas chez elle. Mais vite, elle a envie de rire, surtout quand l’homme lui fait le coup de « l’oeuf qui casse au sommet de la tête » et simule son écoulement le long de ses cheveux collant de sueurs. Il faut dire qu’il fait bien ça. Mais bon… Un peu déçue de ne pas être entrée en communion avec son animal totem (les lectures de Tintin ont laissé des traces on dirait), à la fin de la démonstration, elle se redresse laborieusement, remercie bien bas Chaman Thomas, en se vitupérant de son esprit sarcastique, et sort avec soulagement avec tout le monde au grand jour. C’est pas pour elle ces trucs là. Manifestement, Sylvie, elle, a pris son pied, et d’un oeil amusé, elle nargue Anne et se félicite de la moisson de photos qu’elle n’a pas manqué de faire.